Le goût est-il libre ?

Souvent, on entend dire "les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas" ou parfois aussi "tous les goûts sont dans la nature". Et souvent ces réponses sont données comme pour éviter la question du goût et non pas du jugement de goût tel que Kant le distingue dans la Critique du jugement, mais sur la nature même du goût. En effet, on peut toujours se demander, certes, à partir d'un jugement de goût, si le goût lui-même est libre, ce qui revient à se demander de quel goût nous parlons et de quelle forme de liberté nous parlons. Si l’on considère que tous les gouts sont dans la nature alors il faudrait considérer qu’avoir du gout suffit à être libre, car tout pourrait s’exprimer, donc le gout conditionne la liberté. Si la liberté, c'est la liberté de choisir, alors le goût ne procède que d'un jugement et il est libre. En même temps, à supposer que tous les goûts soient dans la nature, alors la liberté c'est la liberté de choisir, et nous sommes renvoyés au jugement de goût. D'où vient ce sentiment de dégoût que l'on a parfois ? D'où vient cette fascination pour la laideur que l'on a parfois ? Il semble qu'il n'y ait aucune liberté dans ce qui apparait comme une forme de la nature humaine. Le pluralisme des goûts est la garantie de la liberté, mais on ne peut pas nier qu'indépendamment de la théorie du jugement très rationnelle, certes il existe une disposition naturelle à aimer ou ne pas aimer les choses en dehors du jugement, mais si l’on considère le jugement et que l’on sort des simples sensations liés au plaisir ou au déplaisir alors ma liberté détermine un choix raisonné peut être conditionné de différentes façons par la société, la culture, ma connaissance.. Dans ce cas, il y aurait une condition.

Examinons dans un premier temps cette liberté naturelle de dire les choses liées à cette expression tout aussi naturelle du goût qui reposerait sur le plaisir de mes sens .On a la liberté de dire les choses et le gout est construit, forgé par nature on nait avec du goût. La pluralité des goûts serait le gage de la liberté. Peut-être s'agit-il de considérer que ce goût qui est libre selon sa nature et le goût qui n'est pas libre selon la liberté que l'on a, alors le goût est inconditionnel, il ne procède pas d'influence : l'éducation, le contexte social, culture. Il exclut la liberté de choisir et repose sur une sorte d’appétit naturel. J’ai du goût ne procéderait pas d’un jugement esthétique, mais d’une disposition naturelle des sens comme si c’était lié à une forme d’instinct. A supposer que le goût est libre, cela voudrait dire que quand je dis qu'une chose soit bonne, est agréable, force est de constater que je suis libre de choisir entre ce qui est bon, ce qui est mauvais, ce qui me plaît, ce qui ne me plaît pas. Le jugement de goût est émis comme si il n'y avait pas de condition au goût. Je sais par nature ce qui est bon ou mauvais et tout ceci est subjectif et donc vrai. Il y a ceci de particulier que quand il est émis, il ne dépend que de moi. Dans ce premier temps, où je suis libre de dire ce que je veux, être libre c'est pouvoir dire tout et son contraire. Comme si le goût était inconditionnel et la liberté inconditionnelle. C'est une forme de liberté qui ne connaît pas la contrainte. On notera quand même que dans cette apparence de liberté du goût dans le jugement, le goût est lié au plaisir et au déplaisir. Dans "j'aime" ou "je n'aime pas", dans "c'est bon" ou " c'est mauvais", on ne peut constater que le plaisir des sens, qui ne tient pas compte, comme nous l'avons dit, de l'avis des autres. C'est paradoxalement ce qui entretient la confusion entre ce qui est beau et ce qui est bon du point de vue du sens commun. Comme si l'évaluation esthétique en art pouvait se transférer à tous les objets du quotidien et c'est même revendiqué : on dit qu'une voiture est belle, que quand ça me plait je peux dire "c'est beau" ou alors que quand c'est beau je peux me dire "ça me plait". Comme s'il y avait un rapport aveugle entre le goût et la liberté. En ce sens rejoignant Hume qui ne suppose pas l’universalité de la beauté, mais ramène l’expérience esthétique à chaque individu en propre. « La beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit qui la contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente. Une personne peut même percevoir de la difformité là ou une autre perçoit de la beauté. Et tout individu devrait être d’accord avec son propre sentiment ». Il y a là l’expression d’une liberté liée à la détermination du goût par nature, une expérience des sens qui peut inclure une dsipsotion pour la laideur ce qui relativise totalement le critère esthétique.( D HUME « de la norme du gout »). On pourrait d’emblée exclure ce propos par nature, mais force est de constater que l’homme à une fascination dans l’expression voire la quête artistique ou non de ses propres peurs qu’il peut mettre en scène ou contempler instinctivement. Cette composante par nature se retrouve dans toutes les formes d’art aujourd’hui où l’on cultive dans des performances les conditions limites de l’expression utilisant des productions du corps humain pour réaliser des œuvres qui font scandale. On pourrait même ajouter les émissions télévisuelles où des gens jugent des prestations artistiques de jeunes talents tout en n’en possédant moins qu’eux. Ils jugent par nature, c'est-à-dire à l’instinct et par défaut de jugement esthétique. Donc ce qui garantit cette liberté, c'est le fait qu'il n'y a pas d'obstacle et de détermination donc pas de questions à poser par nature qui fait que le goût s'exprime. Il est libre de tout contexte, de toute éducation, de toute formation et il peut s'appliquer à tout et à tous les objets, au-delà des objets artistiques. On peut même confondre ce qui est beau et ce qui est bien dans le sens commun : "un téléphone est beau". Mais ne confondons-nous pas les gouts et le gout ? N’est-ce pas considérer que dans cet échec du jugement esthétique c’est une forme d’aliénation est promue ? Mais paradoxalement, n'est-ce pas une illusion de croire que tout se vaut et que par nature, le goût est inconditionnel ?

Tout semblerait aussi nous prouver le contraire, dès lors que j'accepte de discuter "des goûts et des couleurs". On pourrait supposer que le goût n'est pas d'emblée totalement libre, parce que déjà, si l'on distingue ce qui est objectif de ce qui est subjectif, il faut nuancer comme le ferait Kant dans la Critique du jugement ce qui est beau de ce qui est bon. Dans ce cas, le goût ne nous renvoie pas à notre propre nature, mais à une faculté qui est la sensibilité laquelle est liée ensuite à la réflexion qui me rendra libre de porter un jugement. Mais le goût, contrairement à ce que nous disions avant, n'existe pas comme tel par nature, il va dépendre de la connaissance, d'un savoir, d'une éducation. On peut même mettre à part le plaisir des sens, le goût comme tel peut procéder d'une forme d'objectivité parce qu’il aura été formé par une éducation, l'éducation de mes sens.

Dans ce cas là, comme l'établit Kant, l'imagination et la réflexion sont dans un rapport d'égalité libre. Suis-je conditionné dans mes appréciations par mon corps, mes sens ou la culture qui ferait que ma liberté est conditionnée alors le goût de toutes les façons procède d’une éducation et il est libre, car affirme dans le jugement la liberté de choisir. On pourrait dire que l’on quitte une forme de subjectivité pour affirmer l’objectivité des critères du gout. C’est une idée qui est née au XVIIIe siècle lorsque la distinction s’opère entre le beau et le « petit gout ». Comme si on combattait l’aliénation du gout aux bas instincts. On parle de gout gâté selon Molière. On comprend dès lors que l’art doit distinguer les belles œuvres du mauvais gout. Le gout étant aliéné a une forme de pauvreté du jugement, voire lié à un sentiment de classe. Ce serait un peu l’idée contenu dans le roman naturaliste où Zola montre que le déterminisme génétique conditionne l’individu et ses travers. Supposer que le gout existe par nature et est libre semble nous lier à un état de nature qui ferait plus que le gout lié à nos sens et de l’ordre de la nature et de l’instinct. Par gout on peut aller à l’essentiel. En revanche avoir le gout des choses semble différent, car cela s’apprend. gustativement, olfactivement, sensuellement, on pourrait dire que les sens s’éduquent. Il faut éduquer le gout des petits qui souvent n’aiment pas les légumes. C’est comme si cela était une première étape, mais dans ce cas elle nous renverrait à une éducation une connaissance qui devrait nous amener à distinguer dans les jugements ce qui est bon ou mauvais, ce me plait, ce qui me déplait. A la liberté de mes gouts naturels liés à une forme d’instinct, une sorte de liberté conditionnelle, on pourrait substituer une liberté conquise d’une part à partir d’un apprentissage, le gout se forme par un apprentissage et devient le produit de la réflexion et de l’imagination pour reprendre Kant. D’ autre part le gout est le produit d’éléments extérieurs comme le contexte social ou culturel pour reprendre Passeron et Bourdieu. En ce sens, on peut supposer que le gout n’est pas de l’ordre d’une liberté naturelle, mais conquise laquelle donne les critères du gout esthétique. Dès lors, lorsque le champ de l’esthétique se constitue cela semble aller de pair avec la distinction comme nous l’avons évoqué entre le bon gout et le mauvais gout, mais surtout le classement même des beaux arts ou une hiérarchie apparait entre art mineur et arts majeurs. Distinction qui n’a pas disparu que l’on retrouve dans l’art populaire et l’art élitiste. La chanson est considérée comme un art populaire, il a fallu attendre longtemps pour voir reconnu la qualité des textes et d’interprétation de Brel, Aznavour et bien d’autres. La question alors posée dans les arts est, qu’une œuvre ? Quel rapport avec le gout ? L’art pose un problème et doit poser un problème, c’est son rôle majeur au sens philosophique. L’artiste porte alors une liberté qui sonne parfois comme une provocation, car il interroge ce que nous sommes dans son œuvre. Les distinctions sont alors prononcées artistiquement, le génie est là et des œuvres sont dites belles et passe l’épreuve du temps. Elles sont au-delà de la liberté du gout elles semblent figées. Mais pour les comprendre est-ce,n a eu besoin d’explications. Kandinsky avec le groupe Blau Reiter écrit du spirituel dans l’art, Paul Klee et le Bauhaus écrit théorie de l’art moderne, les surréalistes rédigent un manifeste…Marcel Duchamp quand il propose à l’exposition un bidet inversé pose un problème. Les passions se déchainent, on crie au scandale ou au génie, c’est la liberté de juger qui semble triompher du bon gout ou du mauvais gout. L’art est technique et conceptuel, procède de la recherche et l’on fait école. Le gout s’éduque dans l’intention de l’artiste qui nous éloigne des sens pour proposer une réflexion. Paradoxalement, on voit aujourd’hui un art qui revient à l’échelle de l’artiste à des formes moins techniques, aujourd’hui on retrouve à l’intérieur même des œuvres une forme d’instinct naturel mise en scène. On appelle aujourd’hui de performance qui souvent choc le public. Comme si l’art prenait les valeurs à rebours de l’instinct. L’artiste Abramovic propose des ouvrés qui mettent en cause le corps et ses productions. S’agit-il de créer ou de choquer dans ses performances ? N’aliène-t-on pas le gout quand on retourne à une forme d’instinct ? S’agit-il d’y voir une forme inaugurale et paradoxale de libération où le mauvais gout pourrait amener à une esthétique de la laideur. L’esthétique de la laideur théorisée par Rosenkranz (esthétique du laid, 1853) qui montrait que l’art permettait de montrer par exemple dans le christ en croix la laideur de ses bourreaux. Jérôme Bosch embellit les visages distordus. C’est là le propre de l’art et du génie. En même temps, on devait entrer dans ce que Rosenkranz appelle « une poétique du crime » tant les auteurs et artistes banalisent l’horreur du côté d’une fascination pour la monstruosité. On ne parle plus d’esthétique, mais de « mauvais gout » et de mépris de classe sociale. En ce sens l’esthétique du laid va libérer une approche du beau et réaffirmer le sublime comme défini par des philosophes comme Burke qui propose une sorte d’harmonie. C’est l’idée que nous avons vu reprise par Nietzche qui installe cette conception de l’art pour en faire pleinement le produit d’une activité humaine et a une fonction métaphysique, il révélerait la volonté de puissance : une puissance non à entendre comme un pouvoir, mais comme la réalisation de l’homme dans toute sa détermination, « je tiens l'art pour la tâche suprême et l'activité proprement métaphysique de cette vie. » Naissance de la tragédie. Dans l’opposition qu’il établit entre Apollon et Dyonisius, Apollon dieu de la forme et de la matière, Dionysos qui représenterait le cours de la vie et ses tribulations. Entre l’un et l’autre s’exprimerait dans un va-et-vient toutes cette conception de l’art lié à la vie qui devient une œuvre. Peut-être est-ce là la clef du paradoxe que l’on vit aujourd’hui où certains parlent d’un désœuvrement artistique, d’une perte de sens. Et si nous étions dans une autre forme de tragédie où l’art reste pris dans le contexte culturel de l’époque ? Devrions-nous postuler l’aliénation du gout dans une économie de la production de masse ? C’est la question de la finalité qui sous-tend tout le propos. Cr Rosenkranz comme Kant comme Burke, les auteurs interrogent la question des fins. Elle était une évidence dans l’art religieux du point de vue eschatologique, et on la retrouve chez Kant lorsqu’il pose la question du telos. Il y a toujours la question d’une fin dans l’œuvre qui renvoi à une fin de l’action. Distinction que nous avons vue depuis Aristote entre la praxis et la poeisis. L’acte est conforme à une fin. Ce qui préside à cette fin c’est la vertu. Nous serions libres, car le geste est libre, non guidé par un but. Alors le gout serait-il aliéné aux conditions de l’histoire et de l’aliénation de l’homme ? Privé de liberté dans la culture de masse, le gout est aliéné par l’ignorance perçue comme le manque de fins. On aurait d’une part notre éloignement des beautés de la nature premier modèle d’harmonie et d’autre part la culture de masse urbaine dont le corollaire est la réduction de l’objet à un conditionnement du gout. C’est un peu comme si on transformait la nature de l’homme et de l’œuvre. Tout a le même gout et donc tout le monde juge avec le même critère de gout qui ne repose pas sur une sensation une mise à l’épreuve des sens, mais à une annulation du plaisir esthétique contre le plaisir organique, c’est bon parce que c’est sucré, salé.. . Un légume un fruit se vendent parce qu’ils sont beaux. C’est une lutte pour l’extension du mauvais gout. A quelles fins ? La culture de masse (le cinéma, la radio, la presse, la télévision) rejoint le marché et donc une culture de classe ce qui ne garantit nullement le jugement de gout sauf à affirmer l’esthétisme d’un mauvais gout de classe au seul motif du pouvoir de l’argent. Ce que démontre l’école de Francfort et ensuite Bourdieu, mais aussi Passeron, c’est à Horkenheimer et Adorno, mais aussi à des auteurs, comme Chomsky qui dénoncent l’industrialisation de la culture de masse et le pouvoir de nuisance des médias. Un vide abyssal selon les auteurs qui doit installer une servitude volontaire où l’œuvre entre dans cette industrie. Adorno et Horkenheimer l’expriment ainsi : « comprendre pourquoi l’humanité, au lieu de s’engager dans des conditions vraiment humaines, dans une nouvelle forme de barbarie » ( de la Critique de la raison dialectique). On pourrait ainsi expliquer pourquoi comme l’on disait la flatterie des bas instincts est la règle, l’enfance de l’art nouveau. « Montrer à chacun qu’il y a plus malheureux qu’eux » pour asseoir la servitude volontaire. Nietzsche parle d’inversion des valeurs. Platon dans Gorgias montrait le pouvoir du Sophiste au détriment du savant. Il est étonnant de constater au risque de la remarque que l’on ne voit jamais de décor avec des livres dans les publicités. C’est toujours la question des fins contre l’immédiat, dans Fahrenheit 451 les livres disparaissent, l’ignorance triomphe. Selon Adorno chacun devient le souverain de sa propre aliénation ignorante. Le mauvais gout aliéné doit assurer le processus de la consommation. On peut chanter sans voix, sans composer, sans connaître la musique, on peut écrire sans mots…les machines relaient l’ignorance et deviennent intelligentes…elles composent, filment, dessinent…l’industrie ouvre un Nouveau Monde de l’art, il lui faut un nouvel homme, un nouvel ordre. Pour autant rien ne dit que l’art, les œuvres suivront ce chemin, car si l’on considère Basquiat, mort jeune, une carrière fulgurante, ce qui s’est imposé, c’est l’homme et l’œuvre, irréductible, inassignable, intemporelle d’emblée bien avant que la finance s’en empare. Alors on ne peut que considérer qu’à la marge où se joue l’art, les artistes resteront toujours l’expression absolue de la liberté du gout. Le bon gout commence par un silence. Bansky fait un pied de nez en détruisant par une machinerie sa propre œuvre aux enchères et la destruction fait monter l’enchère, il a tout compris, de la barbarie à l’œuvre. Il vend ensuite 60 dollars des dessins dans la rue et authentifie les œuvres. Ce qu’il sauve entre ces deux expériences, c’est le gout. La rue possède ce que la salle des ventes n’a pas. L’universalité de l’art. Le graph à l’origine est l’art de l’expression, immédiat, sensible, tous les événements traduis sur les murs raconte la vie politique.

Alors au risque de poursuivre indéfiniment le paradoxe, on peut supposer que la question de la liberté du gout nous a amenés à supposer que si tous les gouts sont dans la nature, le gout n’est pas nécessairement dans ma nature quand on me prive de liberté sauf à résister. De même que l’industrie culturelle met le gout sous tutelle, il n’y est plus question de liberté, mais d’une forme d’aliénation au service des sociétés de contrôle pour reprendre Michel Foucault, pour autant rien ne dit que cela à quelque chose à voir avec l’art au sens où l’art du point de vue de la finalité restera un « antidestin » selon Malraux, que la culture restera le propre de l’artiste, que l’on ne décide pas du génie, que le temps reste juge…elle permet de lutter contre l’instrumentalisation du monde. Contre l’instrumentalisation du jugement où comme nous l’avions évoqué, l’époque signe l’éclipse du savant au profit des sophistes. Aussi, peut-être résister, c’est garder un peu de temps « free time » écrit Adorno dans cet article où l’homme peut retourner au libre de jeux de ses gouts en dehors de sa propre autoconsommation.