Sciences humaines appliquées à l’art

L’œuvre que nous allons étudier est la peinture du mythe de Judith et Holopherne, œuvre d’Artemisia Gentileschi (1593-1652) nommée Judith décapitant Holopherne.

A cette période et même plus tardivement, beaucoup de tableaux furent faits autour de ce mythe et constituent autant d’interprétations picturales du texte parmi les plus connues comme celles du Caravage, de Giulia Lama, Lucas Cranach, Giorgione, Véronèse ou encore Bernardo Cavallino.

Sa composition si elle est peu éloignée de celle du Caravage, nous montre en même temps la particularité de la mise ne scène picturale, mais aussi son iconographie qui rend chaque œuvre unique et ouvre la spécificité de son interprétation. Aussi, dans une perspective de psychanalyse de l’œuvre d’art nous tenterons d’approcher l’œuvre dans une interprétation qui serait pour reprendre Paul Ricœur une approche herméneutique c’est à dire qui vise à construire une interprétation de l’œuvre au travers des éléments psychanalytiques d’une théorie de l’art .S’il y a une possibilité de lecture psychanalytique de l’œuvre ouvrant différentes interprétations, elle fut introduite par Freud dans différents ouvrages spécifiques à l’interprétation de l’œuvre d’art. En effet, Freud propose de comprendre l’œuvre au travers de l’économie psychique, c'est-à-dire d’une dynamique des trois instances, moi, ça, surmoi qui est une reprise de trilogie conscient préconscient, inconscient qu’il fonda pares la théorie des pulsions de 1920. Aussi, ce contexte de l’interprétation de l’œuvre d’art s’inscrit dans des textes comme Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, mais aussi dans différents textes notamment sur la sculpture où l’interprétation se fonde sur la méthode analytique étendue à d’autres domaines de la culture. On parlera aussi de métapsychologie. En ce sens, pour procéder à cette étude, il nous faut d’abord contextualiser l’œuvre car la signification, l’interprétation analytique picturale ne peut être tenue à l’écart du fondement biblique de l’histoire, car le récit est à la fois biblique, légendaire et mythique, et ce, parce qu’il appartient au corpus des textes deutérocanonique qui fait déjà problème dans l’historiographie religieuse, car ils occupent une place particulière dans le classement des textes bibliques. Dans un premier temps, force est de constater que l’histoire elle-même est une réinterprétation. L’enjeu iconographique est dans l’interprétation picturale du mythe dans la mise en scène, l’imagerie, les couleurs, les symboles… Aussi notre première remarque a été de supposer que la scène, la disposition, les couleurs, le rôle des protagonistes, la mécanique de l’acte n’ont pas été figés par le récit précis d’un héritage historique, mais permettent plutôt de reconstituer, de contextualiser l’acte. Puis nous verrons comment le tableau porte la symbolique de cet acte et son interprétation. Ce mythe de Judith et Holopherne extrait du livre de Judith écrit au IIe siècle av. J.-C. relate l’histoire de la jeune veuve Judith, fille de Siméon, dont sa ville natale de Béthulie, située au cœur d’Israël, se retrouve assiégée par les Assyriens, armée de Nabuchodonosor II roi de Babylone, et par un certain général nommé Holopherne. Judith décide alors, pour se venger des supplices infligés à son peuple, de se rendre dans le camp ennemi avec sa servante pour séduire et enfin profiter de la faiblesse affective d’Holopherne pour le tuer et lui trancher la tête. Quant à Artemisia Gentileschi, peintre italienne baroque, elle représente ce mythe dans plusieurs toiles nommées Judith décapitant Holopherne. La première version de la peinture est une huile sur toile, peinte entre 1612 et 1614, de 159x126 cm conservé au musée Capodimonte à Naples. Et la deuxième version plus détaillée que la précédente, mesurant 199x162,5 cm et peinte en 1620, conservée au musée des Offices à Florence est celle que nous allons étudier.Dans cette mise en scène picturale d’Holopherne, Judith et sa servante, qui se rapproche le plus de celle du Caravage dont l’influence fut grande, la décollation, terme religieux utilisé par les chrétiens dans leurs récits synonyme de décapitation, reste le point central de l’œuvre.Au premier plan, on observe donc la tête d’Holopherne ainsi que le glaive qui lui tranche la gorge. Dans le prolongement de la lame et de la tête et par rapport à la géométrie de l’œuvre, on retrouve les bras entremêlés des trois protagonistes qui semblent, au travers d’un jeu de lignes, former un triangle dont les trois têtes seraient les trois sommets, et dont les bras et l’épée formeraient les côtés et les médianes. Quant aux regards, ceux de Judith et de sa servante convergent vers la tête d’Holopherne tandis que le sien semble chercher celui du spectateur. Le peintre construit la convergence des regards et des gestes sur la base d’un triangle fondateur de l’acte qui aurait d’ailleurs toute une signification psychanalytique. C’est également par le jeu des couleurs que le plan avant se détache de l’arrière-plan, comme si le premier plan affirmait la vérité sur ce mythe et que l’arrière-fond pouvait encore révéler une part d’ombre. Concernant à présent l’habillement, on notera que les manches de Judith et de sa servante sont relevées, ce qui montre leur préméditation et leur détermination. Le fait que Judith ait la poitrine dégagée et les cheveux détachés nous rappelle bien qu’elle était là pour séduire le général. Quant à lui, il est dévêtu, uniquement recouvert d’une toge et d’un drap rouge et blanc. On remarque d’ailleurs le travail et l’étude des plis et des drapés. Du point de vue de l’interprétation, il faut noter d’emblée que les éléments les bibliques, picturaux pour l’iconographie de l’époque et autobiographique se superposent. On pourrait même dire qu’il y une transposition entre l’œuvre et l’artiste et à ce titre ce tableau est une clef de ce rapport. Après avoir fait l’analyse iconographique, on peut légitimement s’interroger sur l’histoire de ce rapport d’Artemisia Gentilesch à son œuvre : comme si l’œuvre portait cette autobiographie. Comme si chaque tableau réalisé sur ce thème, car elle en réalise plusieurs s’inscrivait dans une recherche, une remémoration, une tentative pour représenter l’indicible. Confirmant pas là que les mythes fondateurs restent une articulation à la vie psychique. Ainsi donc, on pourrait supposer que le motif du tableau est l’écho du crime qu’elle a subi : le meurtre est l’écho du crime, un geste répond à un geste, un acte contre un acte. La scène se jouerait à deux niveaux, d’une part le mythe porteur de l’expression biblique de la femme séductrice et vengeresse qui assassine le héros après l’avoir séduit autour même de cette idée de rapport entre virginité et castration. En effet, au matin, Judith qui avait transgressé toutes les règles religieuses, transgresse le tabou alimentaire, transgresse la dissimulation de la chevelure, assassine Holopherne après une nuit dont on ne sait si un rapport eu lieu entre eux, il n’en reste APS moins que Judith se sacrifie pour sa cause dont la mise en acte doit être la réification de ce qu’elle est. La scène se joue entre la vengeance et la dette d’honneur, entre la virginité et la castration : Judith reprend ce qu’on lui a pris. Que cherche Artémisia dans la mise en scène ? L’histoire d’Artemisia nous éclaire quant à ce point et à notre interprétation.En effet, après la mort de sa mère, c’est son père Orazio Gentileschi, célèbre peintre italien sous l’influence lui aussi du Caravage, qui l’élèvera et qui lui présentera par la suite l’homme qui deviendra en quelque sorte son bourreau. Cet homme c’est Agostino Tassi, peintre italien du maniérisme, il est au départ employé avec Orazio à la réalisation des fresques des voûtes du « pavillon des Roses » dans le palais Pallavicini Rospigliosi de Rome, puis comme précepteur privé d’Artemisia. Seulement elle va être violée par celui-ci alors qu’elle est encore vierge. En dépit du fait, pour protéger sa réputation, Agostino Tassi promet d’épouser Artemisia, seulement celui-ci ne tient pas sa promesse et le père de celle-ci décide alors de porter plainte contre lui devant le tribunal papal. Cependant même durant son procès, la jeune Artemisia est soumise à des violences et des humiliations de la part des jurés. Cette scène de la décapitation d’Holopherne déjà représentée par le Caravage est cette fois-ci représentée par Artemisia Gentileschi de manière beaucoup plus violente et crue. Il est à noter qu’Artemisia se prend elle-même comme modèle pour représenter Judith, c’est bien sous les traits d’Agostino Tassi qu’elle semble représenter Holopherne. Le mythe devient le véhicule, le support de l’inconscient. L’œuvre devient une transposition non plus de la scène primitive au sens de totem et tabou, mais bien une reconstitution d’un trauma : un viol qui prend corps autour du tabou de la virginité, entre le pur et l’impur. Elle semble à travers la toile et une peinture plus allégorique vouloir se venger de son précepteur, comme Judith venge son peuple. Ainsi du point de vue psychanalytique, le fait que Holopherne soit représenté par Artemisia uniquement lors de sa décapitation, ou sur d’autres toiles où l’on aperçoit uniquement sa tête découpée, et qu’elle fait presque son autoportrait dans cette représentation de ce mythe, nous renvoi au thème du tabou de la virginité, mais aussi au rapport de l’angoisse de la castration. Cette décapitation de l’homme bourreau et puissant peut donc être assimilée à une castration. Par ce geste et cette allégorie, elle retire à l’homme toute sa virilité. Ce tableau, à l’interprétation autobiographique, semble être une expression cathartique de la rage et de la colère intérieure qui anime l’artiste. C’est-à-dire qu’elle cherche à se libérer du crime qu’elle a subi. Seulement, du point de vue archaïque, le tabou de la virginité, qui peut être lié à la folie de la défloration au sens où l’on souhaite garder en soi l’objet du délit, ici le pénis, ne veut pas forcément dire qu’il soit l’unique objet du délit de défloration. Ici sur cette représentation et par rapport à la modalité libidinale phallique, en tant qu’exemple d’interprétation, c’est Judith qui représente l’emblème phallique. Le glaive représenterait le phallus et la tête d’Holopherne la zone génitale féminine dont le sang qui en coule rappellerait le sang menstruel, un indice supplémentaire de féminité et de virginité. Judith sur la toile semble gouvernée par une identité sexuelle masculine tout en gardant ce symbole de la castration envers Holopherne. C’est toute l’expression de la transposition de la pulsion de mort en pulsion de vie, car l’œuvre est salvatrice puisqu’elle constitue non une vengeance, mais un jugement a posteriori. L’œuvre est réparatrice. Paradoxalement, on peut supposer dans la mesure où le thème a été largement repris, que c’est le sens même de l’interprétation qu’interroge le mythe originel, muthos, en grec, c’est se taire, c’est le secret comme si il manquait toujours quelque chose dans l’expression. L’œuvre à ce titre devient métaphore car elle joint la possibilité pour l’artiste de dire sa propre histoire au travers d’une histoire universelle portée par le mythe. C’est peut-être ce qui restera plus dans l’interprétation moderne de Freud comme le manque. L’expression du manque serait dans cette œuvre le compromis entre le réel, le symbolique et l’imaginaire. Judith est Holopherne et Holopherne devient Judith car elle reprend ce que on lui a volé, jusqu’à perdre la tête.